INSPIRATIONS

La Passion selon Bruno

Texte de Jean Desroche, frère de l’artiste

Il n’y a pas d’autre image possible. Que peut-on encore représenter qui ait encore un sens – tout à la fois une perception matérielle, une signification et une direction – après le voile de sainte Véronique ? Si elle n’en procède pas, la toile mérite-t-elle d’exister ? N’est-il pas devenu dans la violence et la douceur extrêmes, la matrice de toutes les toiles ? Sans les faire taire mais en ouvrant au contraire à l’infini les re-présentations de Dieu, pour le rendre à nouveau et toujours présent. Le reste, des images païennes antiques au dernier épisode d’une série, ne se condamne-t-il pas au mutisme en n’ouvrant qu’à soi ? Nulle obligation ici mais le choix simple entre procéder du divin ou de soi, co-créer ou « créer », la procréation ou l’onanisme, l’engendrement ou la contraception, l’à-genoux de Véronique ou le non serviam, recevoir le Visage de Dieu ou trente pièces d’argent.

S’il paraît évident, ce choix n’en est pas moins rare. Sans se limiter à la peinture sacrée, les artistes choisissant d’ouvrir au merveilleux du mystère de l’autre, de l’Autre, avec force et humilité et en visant plus haut que leur gloire sont des « ouvriers peu nombreux », les autres « légion ». Le chemin de croix est une voie à sens unique car on ne fait que monter au Calvaire ; une voie unique, la seule qui ne soit pas une impasse, malgré les apparences, car on ne bute pas sur la Croix, on y est propulsé vers le Ciel. Il n’y a rien d’autre, ou en tout cas de plus grand, à dire, écrire ou peindre que la souffrance transfigurée par l’Amour.

On entend parfois que le don à Véronique aurait permis la représentation de Dieu, différenciant l’art chrétien d’autres arts religieux. C’est méconnaître que ce don transcende les catégories du permis et du défendu, qu’il ne s’agit pas d’un « laisser-peindre » tamponné par Dieu avant de mourir mais d’un don infini, entre son Corps à la Cène et Sa Mère à la Croix. D’une voie de survie et de salut offerte à l’art, la via dolorosa devenant épiphanie de l’Amour qui se donne aussi en image. Ce ne fut ni Noël pour les bergers, ni l’Epiphanie pour les mages, ni le temple à la circoncision ou à 12 ans pour l’Ancienne Alliance, ni Cana pour les époux et le début de la mission pour le monde, ni les paroles, miracles, résurrections et abondantes multiplications de pains pour les foules, ni les rencontres seul à seul pour un homme ou une femme, ni même les jugements iniques devant mais pour les pouvoirs temporels et spirituels, qui furent choisis pour nous offrir l’image de la révélation de l’Amour. Dans sa Sagesse couronnée par la souffrance acceptée, l’Amour choisit le sang, l’épine, le cheveu, la sueur, la poussière, le gravillon du chemin collé depuis la dernière chute, la dénaturation du visage du « plus beau des enfants des hommes » sur l’humble étoffe, pour offrir la mère défigurée de toutes les figures. Le voile du temple se déchire quand celui de sainte Véronique déchire la mise en abîme, l’art ne renvoie plus platement qu’à lui-même mais ouvre dès lors à l’invisible incréé.

Le visage tuméfié du serviteur souffrant émerge violemment jusqu’à nous de notre propre abîme, émerge majestueusement du fond de la débauche, émerge jusqu’à moi des tréfonds de ma violence. Dans ce chemin de croix, il se dérobe à notre regard gavé et paradoxalement avide de « selfies ». Le visage du Christ regarde le sol, l’extérieur du cadre, disparaît derrière ses cheveux, se détourne du Mal, est caché par la dénudation du corps, se penche sur le côté puis sur l’avant à la Croix, avant de devenir cadavérique. Notre frustration d’adultes-gâtés nous pousserait à Lui reprocher (Il peut bien encore porter cela) cet apparent refus du portrait ou du moins, du regard, dans un facile « Dieu m’a oublié » qui me permet d’inverser les termes de l’échange. Il est en réalité, à presque toutes les stations refusé, bien davantage qu’Il ne se refuse, le peintre nous rappelant qu’Il ne cesse de se donner à qui le veut encore, à Sa Mère co-rédemptrice, à Véronique et aux femmes de Jérusalem. Le spectateur frustré comprend soudain que ce ne peut être que dans la réciprocité physique du regard aimant que ce visage se donne. Qu’il n’y aura pas de « face-caméra » factice, que les filtres de ses propres photographies n’empêcheront pas la transparence donc une forme de vacuité, que le Sauveur choisit le « face-voile » et le face à face, qu’il doit se mettre dans les pas de ces femmes, car il n’y a presque qu’elles d’assez courageuses et aimantes pour chercher jusqu’au bout ce beau regard de l’Amour ensanglanté. Ce regard enfin, ne se donne plus mais s’impose par son omniprésente victoire de la Résurrection. Préfiguration de la Parousie, le dernier tableau nous rappelle qu’il sera un temps où ce regard terrassera ceux qui le souillaient de leurs crachats.

Si Dieu existait, Il permettrait que tout ce mal Lui arrive.

C’est finalement ce que répètent ces éprouvantes stations, c’est sans doute la seule réponse à donner à la sempiternelle excuse de nos contemporains à l’incroyance, qu’ils s’imaginent confortable. Ce chemin de croix nous pousse, voire nous force, à supporter non seulement l’insupportable souffrance de Dieu, mais surtout sa non moins insupportable contemporanéité, dont moi et toi qui lis sommes responsables, solidaires que nous sommes dans le péché. Si nous contemplions avec humilité ce chemin et il en faut parfois plus au croyant, ou celui qui croit l’être, qu’à l’athée nous aurions beaucoup à perdre. Tant mieux.

Jésus est condamné à mort et Sa pourpre royale se répand sur les marches comme bientôt Son Sang sur le monde, humble royauté universelle. Je suis Pilate athée qui s’interroge sur la vérité devant la Vérité. Je suis Pilate-catho dubitatif qui saisit son menton pendant la messe, prêt à regarder sa montre devant l’offertoire.

Jésus est chargé de sa Croix et ses cicatrices marquent son vêtement blanc. La pourpre donnée par moquerie et surajoutée, vient à présent du Corps lui-même, le sacrifice empourprant pour l’éternité l’innocence. Je suis ce suiveur dans l’opprobre, ce complice de l’humiliation, ce faux-ami de la médisante raillerie qui n’existe que dans le tourbillon de la triangulation du désir, tournant pour l’éternité autour du même bouc-émissaire que je surplombe de mes rires crispés.

Jésus tombe pour la première fois et la Croix va rebondir sur le sol et sur Son dos puisqu’Il porte nos péchés et leurs innombrables conséquences en cascade. La chute n’est pas terminée que je m’apprête à passer cette dévorante violence sur son échine. Quel plaisir de déchargement, quelle satisfaction dans ce coup ! Son bruit et sa pénétration dans la chair battront la mesure de mes colères et de mes angoisses.

Jésus rencontre sa mère et elle recueille cette divine joue comme elle le fit avant-hier à la crèche. En fait de berceau, c’est vers la Croix qu’elle le porte avec le peu de sang qu’il lui reste également car chacun des coups de fouet, ne les reçut-elle pas en son âme ? Je suis absent du tableau pour pouvoir contempler l’indicible secours de la Mère au Fils en même temps que l’intervention de mon avocate, auxiliatrice et médiatrice auprès du Maître. Mais mon péché désarticule le bras gauche du Christ.

Jésus tombe pour la deuxième fois et la lumière de la Croix, le Salut pour le monde se lève. Cette chute est une aurore et ouvre à Ses plus proches l’incompréhensible chemin de la Joie de la Croix. Chevauchant la croix, cavalier d’une apocalypse qui ne révèle rien, je pense soulager le Christ à la force de mes bras, entaillant un peu plus ses chairs meurtries. Il porte mes échecs, ce regard est celui que je porte à toutes mes frustrations. Je tire à moi en même temps que je m’apprête à frapper.

Le Christ est aidé par Simon de Cyrène et accepte humblement de ne pas porter seul Sa Croix. La virilité du courage porté à son paroxysme est aussi la virilité de l’humilité, de la petitesse d’un Dieu ne reculant devant aucune humiliation. Je suis Simon de Cyrène et j’accepte de porter avec le Christ. Parfois en grommelant et souvent sans me rendre compte de l’insigne honneur qui m’est fait de L’imiter. Dieu a bien voulu que j’aie une place près de Lui dans mon rachat. Voici la place à la gauche de Dieu que réclamait pour ses fils, la mère de Jacques et Jean. La promesse est tenue : « La coupe que je vais boire, vous aussi vous y boirez ». S’engage alors sur la toile un langage entre deux mains et la Croix : qui soutient qui ?

Jésus rencontre sainte Véronique et S’offre. Quelle consolation future dans les heures qui suivront et précéderont la Résurrection ! Quelle dût être la joie de la Vierge quand elle revit le visage de son Fils avant qu’Il ne se relève des morts ! La lumière du don fait à l’art vient du haut de la toile et descend le long de la Croix. Je suis Véronique prévoyante avec ce linge pour soulager le Maître, délicate dans mon don et émerveillée par les grâces qu’Il me fait au milieu de son agonisante torture. Je suis Simon en retrait, parfois hésitant, parfois solidement arrimé à la Croix devenue mon appui dans les épreuves.

Jésus rencontre les femmes de Jérusalem et il les enseigne. Parce que jusqu’au bout le Maître a voulu élever ces âmes pour lesquelles Il s’était incarné. Il réoriente leur souffrance vers sa seule utilité, la conversion, le changement, la transformation profonde des cœurs. Je suis cet enfant, seul personnage que le Christ fixe repère d’innocence dans un océan de perversité parce que dès qu’Il le pouvait, Il regardait, parlait, riait et imposait les mains aux petits. Mon regard se pétrifie à la vue de mon Sauveur si doux ensanglanté. Je suis ces femmes, impuissantes à vue humaine, mais qui ignorent qu’elles siègeront près de Lui, qu’on dira qu’elles « viennent de la grande épreuve ; [elles] ont lavé leurs robes, les ont blanchies par le sang de l’Agneau. » Je suis aussi cet enfant qui cherche le spectateur et à être vu pendant que le Christ agonisant à genoux devant moi est en train de me parler.

Jésus tombe pour la troisième fois et la chute est totale. Si la première était en cours et la deuxième freinée par la corde, celle-ci semble marquer la victoire écrasante de la mort. La perversité réside dans le détournement : dans notre chair, Dieu se fit menuisier ; mais ce sang de l’Incarnation, que les anges eux-mêmes ne peuvent concevoir, macule à présent une croix en bois. Je suis au stade suivant la violence brutale : la violence indifférente. J’achève d’écraser conjoint et collègues, amis et inconnus de la rue en m’extrayant de leur souffrance, en me réfugiant dans mes univers numériques, quand ma main tape nonchalamment sur le clavier et l’innocent.

Jésus est dépouillé de ses vêtements et le chef des armées célestes, celui à qui le Père « a tout remis », remet tout. Je suis cette main accaparante, cette main vers lesquelles convergent les lignes de force de mon être et du tableau, qui saisit, prend, se jette, fébrile, maladive et craintive de la perte, donc crispée.

Jésus est élevé de terre et attire tout à Lui. « Avant que Ses bras étendus dessinent entre Ciel et terre le signe indélébile de Ton alliance » dit le prêtre au Père. Signe pivot de toute l’histoire humaine, ne se contentant pas de dater le présent comme beaucoup de rois, mais le futur et même le passé. Signe d’élévation, le Christ nous fait lever les yeux vers plus grand, plus haut que notre quotidien et nos inquiétudes, d’inégale légitimité. Je suis ces anonymes qui clouent le faible sans le regarder. Je suis aussi ces chrétiens qui ne cessent de replanter dans le trou du péché du monde, l’arbre salvifique de la Croix, eux-mêmes nourris de sa sève royale de Sang offert.

Jésus meurt sur la Croix et a continué de parler. Le Verbe cloué, la Parole lacérée, la Vérité sanguinolente parle jusqu’au dernier souffle. « Père, pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font », « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis », « Femme, voici ton fils ». Puis il dit au disciple : « Voici ta mère », « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? », « J’ai soif », « Tout est accompli. », « Père, entre tes mains, je remets mon esprit. ». La miséricorde au-delà de tout, l’ouverture du Ciel au pécheur, la maternité de Marie étendue -crucifiée ? – à l’échelle de l’humanité, en nous enfantant elle aussi dans la douleur, la filiation, l’angoisse existentielle de l’abandon de Dieu, le dénuement mêlé à l’espérance, l’accomplissement de la Volonté du Père et l’abandon quand on croit être abandonné : la toile essaie de redire dans la figure du Christ mais surtout des personnages ces sept paroles. Je suis chacun de ces cinq qui vivent à présent de Sa Vie dont Il a fait présent pour que nous vivions dans le présent en Le rendant présent.

Jésus est descendu de la Croix et l’arbre de Vie donne le Pain de Vie, pris et mangé par tous. Entré par un homme dans le monde, le péché est vaincu par le nouvel Adam. Si le premier prenait, le second Se donne. Si le premier écoutait la tentation, celui-ci obéit au Père. Si le premier jouissait seul même à deux, image de nos couples modernes, celui-ci se donne universellement. Je suis cette main qui découvrait violemment la chair meurtrie pour m’emparer en humiliant et qui, à présent en honorant, pour recevoir la chair morte, doucement la recouvre.

Jésus est mis au tombeau et la Lumière du monde venue au milieu des ténèbres n’a pas été reconnue. S’enfonçant plus profondément dans notre humanité, son don ne s’arrête pas avec la mort puisqu’il l’éprouve et la traverse. Capable de rejoindre tout homme et toute femme dans ses shéols, ses séjours des morts les plus noirs et honteux, Il est le Bon Pasteur qui fait le tour de la montagne qu’est la mort dans laquelle, brebis orgueilleuses, nous fuyons. Il fallut qu’Il trépasse pour que les vivants témoignent à nouveau à ce Corps délicatesse et dévotion. Comme un fauve que la chair froide n’excite plus, les violents ont quitté les tableaux et laissé la place aux amoureux du Christ. Je suis Joseph d’Arimathie qui laisse le Christ entrer dans mon tombeau, qui donne mon mouroir et l’offre en reposoir. J’essaie d’éclairer sans voir que la vraie Lumière n’est qu’apparemment éteinte et éclaire encore la scène. Je suis ce prêtre et ces fidèles réunis autour de l’autel, ne réalisant pas la grandeur de ce Corps qui leur est donné sempiternellement, de cette hostie qu’ils reçoivent et offrent dans le même geste. Je suis cette Église qui ne forme sur la toile plus qu’un seul Corps, celui du Christ offert absolument.

Jésus est ressuscité des morts et ce pas d’un pied meurtri et glorieux change l’histoire de l’univers. Ressuscité par le Père, c’est bien Sa Lumière qui le glorifie dans son dos, quand l’Esprit Saint se diffuse telle une onde tellurique au cosmos entier. Le mystère de l’abandon du Père, vécu par amour pour nous rejoindre, est transfiguré par cette présence trinitaire nimbant la toile et notre espérance retrouvée, d’un halo aveuglant. Je suis le corps convulsé de ce garde, néantisé par mon propre néant disparaissant devant le Tout, mais qui semble en même temps se relever des morts, transformant le bâton que j’utilisais tout à l’heure pour le meurtrir en houlette pour guider vers Lui et derrière Lui le troupeau des rachetés.

Si « ce n’est plus moi qui vis mais le Christ qui vit en moi », ni toi qui vis mais le Christ qui vit en toi, alors retournons à la première station en nous demandant comment être cet autre Christ qu’Il attend, doux et humble de cœur, que nous devenions.

Jean Desroche, agrégé de géographie, normalien,
professeur aux écoles préparatoires Daniélou et Ginettes.
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