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Pour les catholiques, le Chemin de Croix est une sorte de pèlerinage. Á défaut de se rendre en Terre sainte sur les lieux de la Passion, il s’agit de marcher, d’une station à l’autre, dans les pas du Christ pour se remémorer les derniers instants avant sa Résurrection. De revivre la dureté des moments ayant précédé sa mort sur la Croix. C’est pour racheter la faute des hommes, que Dieu envoie son Fils pour souffrir jusqu’à la mort. La méditation sur la souffrance de Jésus est donc une invitation à faire un examen de conscience. Le péché est toujours présent, tout comme le sacrifice du Christ renouvelé lors de chaque messe, lors de la consécration du pain et du vin. Le fidèle qui contemple ces scènes de douleur regarde donc à travers elles ses fautes quotidiennes. En transposant la Passion dans notre univers contemporain, Bruno Desroche revient aux origines de cette pratique initiée par les Franciscains.
L’artiste a en effet souhaité introduire dans ces scènes des références à notre époque. Avant lui, les artistes ont souvent représenté leur environnement quotidien dans les scènes de la vie de Jésus, soit par ignorance des paysages et des architectures de Palestine, soit par méconnaissance des coutumes vestimentaires de l’Antiquité. Mais aussi par choix, comme après le Concile de Trente au XVIe siècle où l’on traduit la Bible en langue vernaculaire afin que chacun puisse s’approprier son récit. L’Église invite aussi les artistes à illustrer ces textes pour les fidèles qui ne savent pas lire. La peinture religieuse se transforme. Certains peintres, comme Bruegel l’Ancien, la simplifient, représentant des scènes de la vie du Christ au milieu de villages des environs d’Anvers ou de Bruxelles. Dans cet automne de la Renaissance, nombreux sont les peintres, à l’image de Rubens ou du Caravage, à introduire des personnages de leur temps au sein de scènes religieuses. (On pense notamment à la femme repoussoir au premier plan de la Transfiguration de Rubens, ou à la Vocation de saint Mathieu du Caravage.) À l’aube du XXe siècle, Maurice Denis et surtout George Desvallières auront la même intuition en représentant des scènes de l’Histoire sainte dans leurs propres lieux de vie. Chez Desvallières, la vision des champs de bataille de la Grande Guerre l’invite plus encore à représenter la souffrance du Christ comme étant toujours actuelle.
La Passion du Christ serait-elle instagramable ? La question n’est pas si étrange. Si l’on devait se demander quels sont les marqueurs de notre époque, la place des médias serait probablement centrale. Très loin de Bruegel ou du Caravage, nous fabriquons tous des images. Elles ne sont pas le monopole des artistes. Et de plus ces dernières circulent comme jamais auparavant. Dans les stations du nouveau Chemin de Croix de Saint Nizier, des bourreaux sortent leur téléphone portable, dans un geste d’une banalité toute contemporaine. Cette mise en abîme, évocation de nos images dans l’image, montre que la violence s’exprime parfois par ce que nous voyons sur les Internets : une fureur nihiliste, si ce n’est en regard des codes des réseaux sociaux. Par leurs vêtements et leurs attitudes, ces bourreaux ressemblent aux personnages du clip Stress de Justice réalisé en 2008 par Romain Gavras.
Si le format intime des panneaux et leur accrochage dans l’église invitent à les considérer individuellement, il est aussi intéressant de les contempler comme un tout. Ce qui frappe alors, c’est le traitement de la gamme chromatique et de la lumière. Les premières scènes sont baignées de teintes chaudes. Aussi, la chaleur écarlate du manteau du Christ se détache-t-elle sur les marches dorées du prétoire, dont les marbrures font curieusement écho au corps de Jésus zébré de coups de fouet. Puis, le coloris devient plus froid à mesure que l’on quitte l’ombre du tribunal pour la lumière des rues, sous un ciel invisible qui rappelle plus la luminosité de nos villes que celle des venelles de Jérusalem. Il faut attendre la dernière station, celle de la Résurrection, pour qu’une chaude illumination vienne réchauffer la froideur du sépulcre. La lumière change aussi de tonalité au long du cycle. Elle est complexe, fluctuante, narrative voire surnaturelle. Complexe, car hormis dans la première station elle préfère éviter les effets spectaculaires du clair-obscur, revenant à la pureté de celles des préraphaélites, ces artistes anglais du milieu du XIXe siècle voulant retourner aux origines de la peinture par soucis de vérité. Le chromatisme rappelle d’ailleurs celui de certains membres de l’École de Lyon comme le peintre Louis Janmot (1814-1892). La lumière est fluctuante car elle est parfois comme un personnage qui vient pointer du doigt tel ou tel détail d’une scène, comme la rencontre du Christ et de sa mère, où son éclat enveloppe le corps de Jésus comme Marie touche le visage de son fils. Ou encore dans le tombeau où un rai de lumière frappe l’arrête de la pierre où repose le corps du supplicié qui est comme un l’autel. Un personnage en arrière-plan tente bien d’éclairer la victime, mais c’est bien le sacrifice que le peintre met en avant. Comme Philippe Champaigne, l’artiste aurait pu achever sa peinture en citant l’Écriture « Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts.» La lumière est narrative car elle semble introduire une chronologie en tournant autour des scènes. D’abord lumière de l’aube, venant de la gauche au début du cycle, elle passe derrière le Christ avant de monter puis de redescendre sur la droite comme un soleil couchant. Dans la dernière station, le Christ ressuscité est le centre de la composition mais aussi sa source d’éclairage. C’est un corps transfiguré qui sort du tombeau, et la clarté est si vive qu’aucun personnage ne semble pouvoir la supporter, alors que du regard le Christ invite au contraire le spectateur à le contempler.
Qu’on le regarde dans son ensemble ou station par station, ce Chemin de Croix nous apparaît dans une étonnante simplicité de composition. Loin des effets pré-cinématographiques du Golgotha peint par Jean-Léon Gérôme en 1867, où le hors-champ est spectaculairement suggéré par l’ombre de trois croix aux premiers plans, ici rien ne manque. Aucune figure n’est tronquée, comme si par humilité le peintre avait voulu rester dans les limites du cadre de ses peintures. Tout est sous nos yeux. Dans une fausse simplicité, le décor est presque absent. Il a disparu au profit d’une peinture dont les touches sont visibles sans artifice, si ce n’est une subtile vibration de la lumière dans les arrière-plans par le jeu des touches juxtaposées. Comme si l’artiste mettait à profit cette retenue pour nous inviter à nous concentrer sur les figures et à méditer sur les scènes représentées. Nous ne sommes pas conviés à sortir du cadre mais à y entrer. Peut-être même à tenter de nous identifier aux personnages. Cet homme qui souffre, nous fait-il sourire ou pleurer ? Voulons-nous le prendre en photo ou l’aider ?
La tension iconographique qui traverse les quinze stations de ce Chemin de Croix où Jésus, mort il y 2 000 ans, côtoie nos contemporains, retrouve aussi une heureuse cohérence dans la technique du peintre. À l’heure des images digitales, nous sommes presque surpris de nous retrouver devant ces panneaux de bois qui sentent l’huile de lin odeur qui émanait déjà des tableaux des frères Van Eyck, il y a presque six siècles. Mais c’est plus par soucis de se confronter à la tradition que par goût de l’archaïsme. De près, une peinture grasse fait vibrer la lumière dans une calligraphie qui traduit le bonheur de cette chorégraphie de l’intime où le peintre fait danser ses brosses de la palette à sa composition. C’est aussi lui qui décide du degré d’achèvement de son travail, nous offrant de percevoir les recherches de l’esquisse sur l’œuvre terminée, comme si Bruno Desroche avait voulu ménager pour nous un point de vue sur l’intimité de son atelier. Cette technique ancestrale de la peinture à l’huile, qui impose une longue préparation du support et la maîtrise des temps de séchage entre les différentes étapes de la peinture, n’est pas coupée du progrès. De l’autre côté du chevalet, le peintre a convié la photographie à remplacer le modèle vivant. Loin d’un quelconque académisme et de poses figées, la capture d’images instantanées lui a permis de conserver un caractère spontané qui ne s’est pas évanoui lors des longues heures passées devant le chevalet.
Ce cycle renouvelle l’iconographie du Chemin de Croix. La peinture se questionne. Au centre de la septième station, Véronique du latin vera icon « vraie image » nous présente la Sainte Face, ce linge qu’elle a tendu au Christ pour essuyer son visage et où ses traits se sont miraculeusement imprimés. Sur cette icône le regard du Christ est tout en introspection. Celui de la femme est doux bien que partiellement caché, ajoutant à la sensualité de ses cheveux défaits. Á l’autre bout de la croix, les traits du personnage de l’arrière-plan sont crispés. Dans ce jeu de regard une tension s’installe autour de cette image dans la peinture. À la huitième station, le Christ rencontre non seulement les saintes femmes mais aussi les plus faibles, des enfants, des personnes déracinées qui tour à tour pleurent ou se consolent de le voir. Bruno Desroche a souhaité ajouter au cycle traditionnel des quatorze stations un quinzième panneau qui n’est pas une conclusion mais une ouverture au sens figuré. La sortie du tombeau est la victoire du Christ sur les ténèbres. Les personnages se heurtent aux limites de la composition en tentant de fuir une lumière dont les éclats semblent venir à nous. Loin de l’instantané du fil d’un réseau social que l’on fait défiler sous nos yeux, notre regard remonte la composition, délaissant les corps qui convulsent dans le bas de l’image pour se redresser et se reposer dans le calme. Sur un fond noir insondable, tel un portrait du Fayoum, le regard de Jésus attend, pour l’Éternité, de croiser le nôtre.
Charles Villeneuve de Janti
Conservateur en chef du Patrimoine